Le Fantôme impitoyable et l'artiste fou
Le fantôme impitoyable et l'artiste fou
"La fable est un récit mensonger
qui représente la vérité."
ARISTOTE
Boire et jurer comme un Templier ! Nous étions assez nombreux pour confirmer l'adage. Boire, jurer, sans parler des jeunes musulmanes aussi belles que les juives de l'Ancien Testament. Cela m'a coûté la vie, une mort peu glorieuse, nullement héroïque sur un champ de bataille. Lorsque j'eus la gorge tranchée par l'un de ces Sarrasins qui avaient plusieurs femmes et n'en prêtaient aucune, ma première impression fut celle que l'on ressent dans un flagrant délit.
J'étais seul, terriblement seul, mais finalement pas plus que je ne l'avais été au cours de mon existence terrestre. C'est alors que l'écho d'un silence me parvint :
Tu trouves une souris, tu la places dans une cage et tu pars en l'oubliant complètement. Combien de temps survivra-t-elle ?
Cette histoire et la question qui la suivait m'apparurent absurdes, je ne
pus néanmoins m'empêcher d'y réfléchir et la réponse s'imposa d'elle-même :
"Eh bien ! me dis-je, en admettant que cette souris soit capable de
survivre une semaine sans se nourrir, elle maigrira et finira par passer entre
les barreaux de sa cage".
Et j'ai subitement compris que j'étais cette souris. Je devais maigrir, c'est à dire m'affiner, en d'autres termes : "alléger mon Karma". Ou encore, devenir un Chevalier Errant. Car l'errance n'est pas ce que l'on croit, elle est la nécessité du Juif Errant qui entreprend sa propre recherche. La mienne est d'aider les morts-vivants qui peuplent la planète, et de les aimer impitoyablement.
C'est ainsi que depuis le XIIe siècle, je m'amuse follement dans le jeu de
l'errance qui est une création, car comme le dit Henry Miller : Creation is
play.
Afin de ne point trop flatter mon ego d'outre-tombe, je ne citerai que ma
dernière création.
Ce soir-là, j'avais pris forme humaine et errais à Paris dans le jardin des Tuileries. Je vis l'homme, un quinquagénaire, une belle gueule d'artiste embroussaillée dans un masque de barbe poivre et sel, avec un de ces regards qui flèchent et séduisent. Je le reconnus instantanément. Nos yeux se croisèrent. Il était sur le point de m'adresser la parole pour me dire : "J'ai l'impression de vous connaître !" quand je ne pus m'empêcher de lui procurer la plus belle frousse de sa vie (car aimer, c'est secouer autrui) : il ouvrit des yeux de hibou en me voyant disparaître.
Je demeurai là, invisible à côté de lui. Je mordis mon absence de bouche
pour ne pas éclater de rire en l'entendant jurer comme un Templier... Puis, il
ajouta :
- Est-ce que je rêve ou quoi ?
- Tu n'as pas rêvé, susurrai-je à son oreille.
- Mon Dieu ! Je deviens fou !
- Pas plus que je ne le suis. Il faut être un peu fou pour croire à
l'impossible, mais "impossible" n'étant pas artistiquement logique,
alors oui, tu es un peu fou, juste ce qu'il faut pour nous entraider et aider
les autres...
Ce genre de dialogue entre lui et moi dura le temps qu'il faut pour aller à pied des Tuileries jusqu'à la rue Dauphine où Roger habitait. Parfois, un passant se retournait sur nous, c'est à dire sur Roger qui parlait seul, lequel avait finalement admis ce que j'étais (c'est dingue ce qu'un écrivain se laisse aisément convaincre !). Etonnant personnage : il rencontrait un fantôme et, en moins d'une heure, banalisait le fait pour parler de lui, de ses soucis d'écriture. Il déboucha une bouteille de whisky et, à ma grande stupéfaction, emplit deux verres. Il but d'abord le sien, puis le mien, sans oublier de trinquer pour autant.
Pour partager son ivresse, je m'installai dans un coin de son esprit,
véritable caverne d'Ali Baba. De fabuleux trésors gisaient ça et là. Des
richesses qui, manifestement, n'intéressaient que quelques fous comme lui.
Au pied d'une montagne de sensibilité immense traînaient des parcelles de
bonheur déchiquetées, et ce rouge sang contrastait violemment sur un azur Bleu
du Ciel à l'érotisme d'un Georges Bataille.
Mes orbites trouées d'infini contemplaient l'indescriptible que Roger décrivait
presque parfaitement :
- Ah ! L'écriture ! grommela-t-il entre deux absorptions de scotch qui
zébrèrent son cerveau d'éclairs dont l'un faillit m'atteindre.
Je me planquai entre deux synapses et quelques neurones qui me parurent plus
solides que les autres.
Intarissable, Roger poursuivit :
- Devient-on écrivain par décision subite ? Cette question qui relève de la
plus plate stupidité, un journaliste me l'a posée. Ah! La fameuse page blanche
aujourd'hui remplacée par un écran d'ordinateur, identique à la toile vierge du
peintre, semblable à la férocité d'un piano qui montre ses dents au concertiste
fébrile. Allez donc expliquer ça à un pisseur de copie! Décision subite qui
provient de la Nuit des Temps, désir de coucher sa douleur sur un lit blanc
pour la contempler comme une sœur étrangère, avec l'envie incestueuse de la
violer. Terrifiant plaisir de marier l'impossible à la réalité, de présider aux
épousailles du divin et de la monstruosité ; ce qui d'ailleurs ne veut pas dire
grand chose : mon cul serait-il divin et ce qu'il défèque monstrueux ? Mais le
plus terrible, le plus jouissif, c'est la conscience de n'être plus conscient
de sa propre raison, d'abandonner celle-ci aux personnages que l'on crée et qui
se comportent de manière indépendante... Incroyable mais vrai ! Peut-on
imaginer un personnage n'existant que dans un roman et qui se révolte pour dire
à son auteur : "Alors quoi, mon vieux ! Tu te prends pour Dieu ? D'accord,
tu m'as créé, mais n'ai-je pas droit à mon libre arbitre ? Car enfin, toi
aussi, tu n'es peut-être qu'un personnage imaginé par Dieu, qui LUI, te laisse
ton libre arbitre..."
Je me gardais bien d'interrompre Roger. Un cas bougrement intéressant, à
bien utiliser.
- Avant d'obtenir mon prix littéraire, poursuivit-il non sans fierté, je me
demandais si je parviendrais jamais à rassembler le puzzle de mes émotions
éparses, à les trier, les planifier, et dresser le fragile édifice d'une
fiction romancée. Et puis, le premier mot tracé, les autres suivent
d'eux-mêmes, jusqu'à m'échapper dans une exaltation de néophyte, d'autodidacte
trop pressé de conclure. Je relis mes quelques pages, coincé dans la terreur,
plongé dans le doute, affligé par la syntaxe et le carcan des mots, horrifié
par la banalité du vocabulaire, et finalement écœuré par un monumental
égocentrisme !
Roger déglutit une nouvelle rasade d'alcool tandis que, dans mon coin
cervical, je buvais du petit lait.
Il fit claquer sa langue en remplissant derechef les deux verres :
- Alors, je déchire tout, mais un indicible orgueil me pousse à recommencer. En
fait, l'orgueil n'a peut-être rien à y voir, c'est autre chose. Aussi pauvre ou
délirante que soit mon écriture, elle révèle une magie dont je suis l'apprenti
sorcier. Parfois, un mot tombe juste. Mieux encore, il sonne, tel un bon accord
d'enchaînement musical. Non pas un Do septième pour passer en Fa, mais une
chouette descente de Si bémol mineur jusqu'en Sol, avec évidemment une septième
dominante...
Il était dans son trip et se moquait éperdument de savoir si j'étais
musicien ou non. Il devenait de plus en plus intéressant :
- ... Oui, quelquefois le mot brille comme une nuance chromatique qui monte du
noir au blanc en passant par toutes les couleurs du prisme. Et voilà que l'art
vibre dans la phrase, mais je suis incapable d'en prolonger l'harmonie. Je
ressemble au chercheur d'or qui, par hasard, découvre une pépite et flaire la
mine non loin de là. Triste mine que la mienne, elle se casse lamentablement la
gueule sur la description d'un décor, d'un personnage. Bon sang ! Il y a de
quoi devenir dingue !
Il hoqueta, et je dus le soutenir mentalement pour l'aider à se coucher :
- Hé ! L'ami, homme invisible, fantôme ou je ne sais quoi, tu es toujours là ?
s'enquit-il avant de sombrer dans un profond sommeil, puis dans un rêve où nous
avons pu mieux nous rencontrer.
Le lendemain, vers midi, Roger se leva, hagard, l’œil cerné d'incertitude,
la langue en contreplaqué et le cerveau en béton mou. Il se précipita sous la
douche pendant que je mis télékynésiquement la cafetière en marche et fis
griller des toasts. Quand il entra dans la cuisine, ses sourcils se froncèrent
:
- Faut plus que je boive, songea-t-il. Je perds la boule. Je crois rencontrer
un fantôme, je rêve qu'il me demande d'écrire une Nouvelle, et je ne me
souviens même plus d'avoir allumé la cafetière et le grille-pain !
*
Je l'ai laissé déjeuner avant de le pousser vers son ordinateur devant lequel il s'est assit, songeur, sans se douter un seul instant que je le manipulais à ma guise, car, brusquement, il crut avoir du talent, cela dit en toute modestie pour mon ectoplasmie dont la pure intention n'a jamais été que de communiquer l'incommunicable ; histoire de faire rêver, mais aussi pour exprimer que le rêve n'est pas une simple rêverie et qu'il appartient à une réalité qui n'est pas celle des morts-vivants.
Roger a signé cette Nouvelle, certes, mais j'en suis l'auteur. La chose est
bien connue : JE est un autre.
Quoi ? Vous ne me croyez pas ? C'est tout de même inconcevable, chaque fois
qu'on dit la vérité on passe pour un menteur !
Bon ! Je vais vous prouver céans que je dis la vérité, mais aurez-vous le
courage d'aller la regarder en face ? Difficile de soutenir son regard.
Essayons néanmoins.
Où que vous puissiez être, il existe un endroit isolé dans lequel vous
pouvez vous rendre immédiatement. Tenez, les W.C. par exemple. Pas très poétique,
j'en conviens, mais c'est le seul lieu où la solitude peut prendre toutes ses
aises.
Alors, on y va, vous et moi ? Vous n'aurez qu'à ouvrir la porte, la refermer et
vous asseoir, de préférence dans l'obscurité, car n'oubliez pas que les êtres
lumineux agissent dans l'ombre.
Après quoi, prêtez-moi votre oreille, la gauche de préférence, la plus proche
du cœur. Je n'ai pas à vous dire maintenant ce que vous sentirez coulerdans votre trompe d'eustache, car ce serait comme si je tentais de définir le parfum
et le nom de la Rose, ou encore l'angoisse que procure certains crépuscules
irlandais. Il convient de vivre l'événement pour le bien comprendre. En
quelque sorte, c'est cela l'initiation...
Alors, vous hésitez? Ou bien vous rassurez-vous d'un sourire moqueur, un peu
jaune ?
Dans les deux cas, ce n'est pas très important, tout ce que vous venez de lire
est un piège auquel vous ne pourrez échapper, à moins de maigrir, comme
la souris.
Si vous ne venez pas à moi, je viendrai à vous, un matin, un soir, une nuit,
pour vous souffler un petit truc magique dans le tuyau de votre troisième
oreille à propos de laquelle vous feignez d'ignorer l'existence.
Ne me prenez pas pour Stephen King, ma fonction n'est pas d'alimenter vos peurs
imbéciles, ou de vous procurer cette délicieuse sensation diaboliquepropre aux sadomasochistes. Non, pas du tout.
Je suis seulement là pour vous déranger avec mon épée de Templier qui
n'apporte pas la paix mais qui tranche la tête des tièdes et percute de sa
pointe aiguë les froids et les brûlants.
Ce que je n'ai pas su accomplir en Terre Sainte, et surtout dans l'Ordre
Intérieur du Temple, je dois nécessairement l'accomplir au travers de l'espace
et du temps, jusqu'au moment magique, attendu, espéré, où mon Excalibur
reflétera le mot Libération.
Mais alors, me direz-vous, en quoi consiste exactement ma fonction ?
En un seul mot auquel j'en ajoute un deuxième :
Aimer, impitoyablement...
Commentaires
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- 1. Espezel d'Agostini Le 18/09/2015
Sacrément VIVANT ce RLM.. Ca te dirait un nouvel Ordre chevaleresque : ''L'Ordre du Temple de Cristal'' ? Si OUI, fais-le savoir...cher Ectoplasme !
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